MCCLOUD (CALIFORNIE) ENVOYÉ SPÉCIAL
Officiellement,Debra Anderson, une quadragénaire élégante, gère une agence immobilière dans sa ville natale de McCloud, petite bourgade touristique au pied du majestueux mont Shasta, au nord de la Californie. En réalité, Debra laisse son mari s'occuper de ses affaires, et consacre son temps et son énergie à se battre contre le groupe Nestlé.
Un jour de 2003, Debra apprend que le conseil du district organise une réunion sur un projet de construction par Nestlé d'un complexe industriel qui captera l'eau de la rivière McCloud à sa source, et la mettra en bouteille : "Les gens de Nestlé nous ont présenté un projet énorme, je pensais que c'était une simple réunion préliminaire." Or, le lendemain matin, la ville apprend que, dès la fin de la réunion, le conseil a signé le contrat proposé par Nestlé.
Choquée par cette précipitation, Debra se procure le texte : "Nestlé avait obtenu des conditions invraisemblables : pas d'étude d'impact, un contrat exclusif de cent ans, le droit de pomper jusqu'à 4 700 l d'eau à la minute - y compris au détriment des habitants en période de sécheresse -, un prix d'achat dérisoire, le droit de raser l'ancienne usine de bois de la ville, alors qu'il existe un projet de transformation de ces bâtiments en zone d'activités..." En échange, Nestlé promettait de créer 240 emplois, et de payer diverses taxes et redevances. En réalité, la région étant considérée par l'Etat comme une zone défavorisée, la multinationale bénéficierait de dégrèvements fiscaux.
Debra, qui a toujours voté pour le Parti républicain, n'a rien contre la libre entreprise, mais Nestlé était allé trop loin : "Le conseil du district était composé de simples citoyens, incapables de mener des négociations à ce niveau. Les avocats et les experts de Nestlé n'en ont fait qu'une bouchée."
Avec quelques amis et confrères, elle se lance alors dans une aventure qui va changer sa vie : faire annuler ce contrat léonin. Sans s'en rendre compte, elle vient de déclarer la guerre à une société d'envergure mondiale. Nestlé Waters, une division de la multinationale suisse, possède 72 marques d'eau minérale, produites dans une centaine d'usines installées dans 38 pays. Son chiffre d'affaires pour 2007 est de 6,3 milliards d'euros. Aux Etats-Unis, Nestlé contrôle près du tiers du marché de l'eau en bouteille, avec une vingtaine d'usines et un chiffre d'affaires de près de 2,8 milliards d'euros. Rien de tout cela n'effraie Debra et ses amis, qui créent une association, le McCloud Watershed Council, et lancent une campagne de proximité : pétitions, manifestations, tracts, conférences... Avec le recul, Debra rit de sa naïveté : " Nous étions persuadés que l'affaire serait résolue en quelques semaines."
Très vite, le Watershed Council réunit des citoyens qui, à première vue, n'avaient rien à faire ensemble : des républicains conservateurs, des démocrates libéraux, des écologistes, et même un avocat de San Francisco, propriétaire d'une résidence secondaire à McCloud, qui se définit comme un marxiste pur et dur. Le combat du Watershed Council change de nature. Les écologistes font valoir que, pour transporter son eau, Nestlé fera circuler nuit et jour des centaines de semi-remorques dans la ville. Ils rappellent aussi que la fabrication, le transport et l'élimination des bouteilles en plastique représentent un vaste gaspillage de matières premières et d'énergie : le Watershed Council distribue des bouteilles durables en aluminium que l'on peut remplir avec de l'eau du robinet, quasiment gratuite et parfaitement pure, puisqu'elle vient de la source que Nestlé veut capter. Enfin et surtout, en pompant de telles masses d'eau, l'usine risque de faire baisser le niveau des rivières et des lacs, d'assécher les puits et de perturber la nappe phréatique, provoquant des réactions en chaîne incontrôlables qui mettront en danger l'écosystème de la vallée.
Les militants démocrates viennent ajouter une problématique plus politique : l'eau n'est pas une marchandise, c'est un élément indispensable à la vie, qui doit rester dans le domaine public. Il faut donc se battre contre sa privatisation, qu'il s'agisse de la captation de sources pour la mise en bouteille, ou du rachat des réseaux municipaux par des sociétés comme Veolia ou Suez, très actives aux Etats-Unis. Vu de McCloud, la population américaine est victime d'une mondialisation sauvage conduite par des Européens, avec l'aide de l'Organisation mondiale du commerce (OMC)...
Peu à peu, le Watershed Council obtient l'aide de grandes fondations philanthropiques et d'associations de protection de l'environnement. Il mène une guérilla judiciaire pour faire annuler le contrat, exiger des études d'impact, retarder la délivrance des permis de construire... Mais, malgré leurs efforts, Debra et son équipe n'ont convaincu qu'une partie de la ville. Une association "pro-Nestlé" a vu le jour. De leur côté, les ouvriers de l'ancienne usine de bois, qui a fermé en 2003 après plus d'un siècle d'activité, regrettent le bon vieux temps, où une seule entreprise fournissait un emploi à vie à tous les habitants.
Kelly Claro est la cousine germaine de Debra Anderson. C'est aussi une militante pro-Nestlé acharnée : "Mon mari a travaillé trente ans à McCloud, mais maintenant, il doit aller dans une autre usine, à 35 km d'ici. Si l'usine Nestlé ouvre un jour, il sera le premier à se porter candidat. Même chose pour moi : j'ai deux jobs à temps partiel, comme conductrice d'autocar et vendeuse dans l'épicerie de mon père. C'est éreintant. Avec un emploi stable chez Nestlé, à 10 dollars de l'heure plus les avantages sociaux, je vivrais mieux."
Debra et Kelly ne se voient plus. En fait, la ville est coupée en deux, des querelles éclatent en pleine rue, des familles se déchirent, des amis d'enfance sont fâchés pour toujours, des commerçants mitoyens se font des procès ruineux pour des motifs futiles. Lors des dernières élections locales, les pro-Nestlé l'emportent avec 60 % des voix, mais la mobilisation des opposants reste intacte.
De guerre lasse, Nestlé annonce au début de l'année que son projet est revu à la baisse : l'usine de McCloud sera trois fois plus petite que prévu, et ne créera que 90 emplois. Puis, en juillet, la multinationale annule le contrat avec la commune, et fait savoir au conseil municipal abasourdi qu'elle est prête à reprendre les négociations à zéro.
Les anti-Nestlé sont persuadés que la victoire est proche. Leur combat est désormais suivi et soutenu au-delà de la Californie, car des affaires presque identiques ont lieu à travers tous les Etats-Unis. Au Wisconsin, deux associations de riverains, l'une démocrate et l'autre républicaine, se sont alliées pour empêcher Nestlé de construire une usine d'eau en bouteille, et ont fini par gagner. Dans le Michigan, une coalition d'associations locales et de groupes altermondialistes a tenté d'en faire autant, et a échoué après une lutte farouche contre les politiciens et les fonctionnaires pro-Nestlé. Dans le Maine, où Nestlé a racheté l'entreprise locale d'eau minérale Poland Springs, une association de riverains se bat pour empêcher la multinationale d'agrandir ses installations.
Nestlé n'est pas la seule visée. A Barrington, dans le New Hampshire, une association baptisée SOG (Save our Groundwater) se bat contre la construction d'une usine d'eau en bouteille par la société américaine USA Springs. La fondatrice de SOG, Denise Hart, a réussi à rallier à sa cause plusieurs conseils municipaux du comté, deux cabinets d'avocats et des vieux militants antinucléaires. Après sept ans de guérilla politico-judiciaire, USA Springs vient de déposer son bilan. Le chantier de l'usine est à l'abandon, son immense charpente métallique, dressée au milieu d'un pré, commence à rouiller.
Entre-temps, le combat est devenu un enjeu politique national. Dennis Kucinich, représentant démocrate de l'Ohio au Congrès, a organisé en décembre 2007 une série de réunions consacrées au problème de la privatisation de l'eau, au sein d'une commission de la Chambre des représentants. Il a invité à Washington des militants de diverses organisations, qui ont ainsi fait connaissance et créé un réseau informel.
La bataille contre l'eau en bouteille se développe aussi à l'autre bout de la chaîne, du côté des consommateurs. Des écologistes et des militants de la gauche alternative ont lancé des campagnes pour convaincre les Américains de boire de l'eau du robinet. Les maires de plusieurs grandes villes, de San Francisco à Minneapolis, ont interdit aux services municipaux d'acheter des bouteilles d'eau minérale. En Californie, des restaurants branchés ont cessé d'en vendre, des Eglises protestantes recommandent à leurs paroissiens de ne plus en acheter. Sur les campus, des militants organisent des dégustations pour prouver aux étudiants que l'eau du robinet est aussi bonne que l'eau en bouteille.
A ce jour, l'impact sur les ventes ne se fait pas vraiment sentir, et les géants comme Nestlé, Coca-Cola, Pepsi Co, se sont ligués pour lancer des contre-offensives tous azimuts. Pourtant, les militants de McCloud ont le sentiment de faire partie d'un mouvement irrésistible. Des militants d'Europe et du tiers-monde les contactent via Internet, Debra Anderson est presque une star internationale : "Des élus locaux d'une région rurale de l'Inde sont venus aux Etats-Unis pour faire connaître leur combat contre une usine d'eau en bouteille appartenant à Coca-Cola, et ils ont fait un détour par McCloud, pour venir nous féliciter ! Après ça, nous sommes obligés de nous battre jusqu'au bout."
Yves Eudes
Le Monde
Article paru dans l'édition du 01.10.08.
Tuesday, September 30, 2008
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